Discours de Claire Thoury, présidente du mouvement associatif
Retrouvez ci-dessous le discours de Claire Thoury, présidente du mouvement associatif, le 26 janvier en introduction à la 3ème édition de Droit de Cité !
Je suis très heureuse de vous retrouver pour cette 3ème édition de Droit de Cité, “Faire association en Europe”, presque 4 ans après la première qui célébrait les 20 ans du Mouvement associatif, à quelques semaines d’un confinement généralisé. Cette année, pas de covid à l’horizon a priori, mais des élections européennes qui arrivent dans quelques semaines, dans un contexte particulièrement préoccupant qui nous oblige toutes et tous.
Un contexte de montée continue de l’extrême droite, mais aussi un contexte de résistance à cette montée de l’extrême droite.
Un contexte de crise écologique aiguë, mais aussi un contexte de mobilisation des citoyens et notamment des jeunes qui refusent de rester inactifs.
Un contexte de guerre sur le sol européen, qui fait froid dans le dos, un contexte de guerre où un territoire européen est attaqué mais aussi un contexte de guerre qui voit des centaines de milliers de personnes se mobiliser, se battre, résister.
Un contexte de montée de l’abstention, une abstention qui croit d’élections en élections et qui atteste d’une démocratie représentative qui va mal, mais aussi un contexte où les Français et les Françaises, pour ne parler que d’eux, s’engagent tous les jours : 20 millions de bénévoles, 1,4 million d’associations, 70 000 associations qui se créent chaque année. Une société engagée incontestablement.
Un contexte de montée des populismes partout en Europe, partout dans le monde, mais il n’y a pas de fatalité. Sans faire de mauvaises comparaisons, j’ai commencé à écouter le dernier podcast de Philippe Collin, sur les Résistantes. Je vous le conseille d’ailleurs vivement, car on ne peut pas comprendre le présent sans se plonger parfois dans le passé. Dans le 1er épisode, il y a est question de proto résistances : d’actes de résistances individuels commis par des individus qui refusent de céder à la fatalité, ça ne suffit pas mais c’est porteur de beaucoup d’espoirs. A l’image de cette proto résistance du début de la guerre, la question qui se pose est celle du débouché politique et donc du collectif dont on a impérativement besoin pour transformer ces proto résistances, ces proto engagements, en un puissant mouvement collectif qui travaille à élaborer des alternatives concrètes et surtout désirables.
Un contexte où tout est possible, le pire comme le meilleur, et face auquel nous avons la responsabilité de faire des choix - rappelons que ne pas choisir, c’est choisir quand même.
Mais que choisir ? Quelques propositions :
1) La radicalité de la nuance
“Il n’y a pas plus radical que la nuance”. C’est ce qu’écrit Jean Birnbaum dans son essai que je vous recommande vivement, Le courage de la nuance. Et quand on y réfléchit bien, il a absolument raison. La radicalité, c’est prendre les choses à la racine, c’est accepter la complexité, c’est tendre vers elle pour la comprendre, la radicalité c’est le refus des raccourcis, c’est la capacité à voir le monde de diverses façons.
La nuance dont on manque beaucoup trop, c’est une force, une force immense pour vivre ensemble, pour se comprendre, pour se respecter. Ça a l’air évident mais ça ne l’est pas. Et sans que cette responsabilité nous incombe exclusivement, elle est aussi la nôtre : construire un discours nuancé, un discours qui assume la complexité, un discours qui ne polarise pas ou n’humilie pas. On le fait au quotidien, dans nos organisations, on apprend le compromis, on construit des chemins qui soient acceptés par le plus grand nombre, on travaille à construire des solutions issues du réel mais en sachant pertinemment que ces solutions sont le fruit de discussions, de compromis, de débat, de sorte à alimenter ni polarisation, ni humiliation. Rare sont les espaces qui sont encore capables de ça, le fait d’en être un nous donne une très grande force.
2) Le courage des limites
La radicalité de la nuance, c’est aussi le courage des limites et le refus des compromissions. Cet après-midi, nous entendrons les candidats aux élections européennes débattre et, comme en 2022, nous avons décidé de ne pas inviter le Rassemblement national. Cette année, encore plus que pour les élections présidentielle et législatives, on nous interroge sur ce choix, certains le contestent, certains questionnent son caractère démocratique, certains ne comprennent pas qu’on ne donne pas la parole à un mouvement qui récolte autant de suffrages.
Je veux dire d’abord qu’à aucun moment, il ne s’agit de stigmatiser les électeurs. Ce n’est pas ce qui motive cette décision. En revanche, il s’agit de poser une limite, de réaffirmer que nous sommes une organisation de valeurs qui ne peut pas cautionner un mouvement politique qui va à ce point contre ce que nous sommes, un mouvement politique qui stigmatise, un mouvement politique qui fait le choix de la préférence nationale, qui trouve des boucs émissaires pour justifier tous les maux, un mouvement politique qui ne veut pas l’apaisement.
Vous allez me dire que la frontière est de plus en plus ténue. Mais précisément pour cette raison, précisément parce que certains jouent le jeu de l’extrême droite, précisément parce qu’on a perdu la bataille culturelle mais qu’on refuse de perdre la guerre, nous avons la responsabilité de poser des limites et de dire haut et fort qu’on ne joue pas avec l’extrême droite et que même si nous sommes de moins en moins nombreux à tenir une position aussi claire, nous le ferons aussi longtemps qu’il le faudra précisément parce que la radicalité de la mesure impose le courage des limites.
3) Le devoir de la justesse
“Mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde”. C’est ce qu’écrivait Camus. Je l’ai déjà dit, mais on voit à quel point on a perdu la bataille culturelle :
- Une loi immigration qui dépasse toutes les limites, qui fait sauter toutes les digues
- Des attaques répétées contre les libertés associatives
- Une Ministre de la République qui écrit que la désobéissance civile est une nouvelle forme de séparatisme
- Des élus qui interrogent les subventions accordées à des associations non pas en raison du projet conduit, mais en raison de l’objet de l’association ou pire, de ses prises de position
- Les mots éco et terrorisme associés
Et j’en passe. Á chaque fois, c’est mal nommer les choses. Pourtant, nous restons encore trop souvent silencieux face à ces prises de parole.
Bien nommer les choses ! C’est aussi notre responsabilité. Je ne dirai jamais que nous ne sommes pas en démocratie, nous le sommes. Nous pouvons exprimer notre mécontentement sans risquer d’être arrêtés à la sortie. En revanche, je crois que notre démocratie mérite mieux. Qu’elle mérite des aspérités, du débat, des désaccords sains, je crois que le mépris peut entraîner la colère pour reprendre le titre du dernier livre d’un ancien responsable syndical, je crois que la légitimité n’est pas qu’entre les mains d’une seule personne même si je ne conteste en aucun cas la légitimité de l’élection.
Et lorsque le Président de la République parle de réarmement civique, prenons-le au mot ou plutôt posons notre définition de ce que doit être un réarmement civique. Le réarmement civique, c’est la construction d’une grille de lecture politique partagée, le réarmement civique, c’est la force du collectif qui parvient à faire converger des expériences individuelles vers un mouvement collectif, c’est accepter les désaccords, c’est faire de la nuance une force, c’est peser les mots… Ça ne peut en aucun être un nouvel outil penser malgré les principaux concernés, qui stigmatiserait une partie de la population et dont l’ambition serait de lisser autant que possible. Car il y a quelque chose de salutaire dans les désaccords, on ne le sait que trop bien, parfois ces désaccords peuvent être dépassés mais parfois ils ne peuvent pas l’être. Ça ne doit pas nous empêcher de vivre ensemble c’est certain mais il y a quelque chose de malhonnête quant au fait de les ignorer.
4) La fierté d’être association et de faire association
Lors de la 2ème édition de Droit de Cité, j’insistais sur la puissance du modèle associatif. J’en suis toujours absolument convaincu. Heureusement, me direz-vous. Oui, on doit absolument être fiers de ce que nous sommes, cette force du 1er et du dernier kilomètre, cet espace de liberté qui offre aux individus la possibilité de se réaliser, de s’épanouir, de trouver du sens, d’exprimer une colère, une envie, une indignation, de s’engager… Cette force associative, c’est un diamant brut qu’on doit protéger, et qu’on ne doit surtout pas chercher à lisser. Un diamant brut à la fonction éminemment démocratique qui produit des aspérités, du débat, du conflit parfois. Un diamant brut qui va à rebours de certaines croyances ou de certains modèles bien ancrés, un diamant brut qui n’a pas peur de faire bouger les règles et les lignes. Un diamant brut qui compte 1,4 million d’associations, 20 millions de bénévoles, de quoi faire rougir n’importe quel mouvement politique.
En revanche, et c’est là où mon discours diffère un peu de celui que je tenais il y a deux ans, notre puissance - car elle est bien réelle - souffre d’un défaut de pouvoir. Dans une situation politique où chacun joue son rôle, où le pouvoir politique considère les corps intermédiaires, les respecte, les écoute et surtout comprend leur fonction essentielle, tout va bien (plus ou moins). Mais dans un monde où celles et ceux qui décident, car ils ont la légitimité de l’élection - légitimité que je ne contesterai jamais - font fi de tous les autres et alimentent les confusions, alors ça devient grave voire dangereux. Et c’est bien dans cette situation politique que nous nous trouvons. La façon dont le Conseil constitutionnel a été utilisé par l’exécutif à propos de la loi Immigration, le montre bien.
C’est grave, car on souffre trop souvent d’une confusion des rôles, de cette tendance à se prendre pour ce que l’on n’est pas, ce qui crée de la frustration et de l’incompréhension. C’est dangereux parce que notre République s’est construite aussi avec ses institutions, chacune jouant son rôle pour protéger les autres et pour garantir le fonctionnement de l’ensemble. Notre rôle en tant qu’acteurs associatifs n’est pas de prendre le pouvoir, nous sommes des organisations de la société civile organisée, des corps intermédiaires, nous sommes là pour construire du débat et pour dire le réel mais je pense que nous sommes aussi là, quand la situation l’impose, pour dire les limites, pour les dire hauts et forts avec fermeté en essayant de construire des alternatives. Car une chose est certaine, notre démocratie représentative est en crise et elle ne s’en sortira pas toute seule.
5) L’action et les alliances / la force de la conviction, le respect de la différence
Faire le choix de l’action et des alliances. Car c’est vertigineux et qu’on n’y arrivera pas tout seul, parce que l’intelligence est beaucoup plus puissante lorsqu’elle est collective, mais aussi parce que “plus on est de fous, plus on rit” ! Je veux remercier ici nos amis de la coordination générosité, d’ESS France, de Civil Society Europe, du Pacte du Pouvoir de Vivre et tous nos partenaires. Je veux aussi et surtout vous remercier toutes et tous d’avoir fait le pari du Mouvement associatif, de la force du collectif, et d’être si nombreux à être présents ce matin.
Lors de la marche contre la loi immigration de dimanche, certains élus demandaient à quelques membres du Pacte du Pouvoir de vivre pourquoi ça marchait si bien entre nous. En y réfléchissant bien, et je crois que la réponse vaut pour tous les collectifs que je viens de citer et pour le nôtre en premier lieu : ça marche parce qu’on s’écoute, ça marche parce qu’on est rigoureux, attachés à voir nos valeurs être largement partagées, ça marche parce qu’on est convaincu qu’on sera plus fort à plusieurs, mais ça marche surtout parce qu’on travaille, qu’on travaille à toujours mieux se connaître, mais surtout parce qu’on travaille quelque chose d’extrêmement précieux : la confiance qui nous lie. Je crois qu’on peut être très fiers de ces dynamiques collectives qui seront données à voir tout au long de cette belle journée !
Voilà les choix que je nous propose de faire. C’est ambitieux, c’est sans doute difficile, mais c’est, d’une part, absolument indispensable je crois et, d’autre part, beaucoup plus intéressant. Là encore, je vais citer Jean Birnbaum. “Tenir un discours si libre qu’il en devient irrécupérable ; appeler les choses par leur nom, quitte à dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ; proclamer une conviction sans lui sacrifier la vérité des faits ; assumer ses propres failles, au point d’admettre qu’un adversaire puisse avoir raison ; opposer l’humour à la bêtise ; refuser de voir le monde en noir et blanc”
C’est ce que je nous souhaite pour cette belle journée, c’est aussi ce que je nous souhaite à toutes et à tous pour cette année 2024 car il n’est pas trop tard pour vous souhaiter à toutes et à tous, au nom du Mouvement associatif, une très bonne année !